Présentation de la poésie
La poésie, c'est l'art du langage, qui se caractérise par la mise en jeu de toutes les ressources de la langue (lexicales, syntaxiques, mais aussi sonores et rythmiques) afin de créer pour le lecteur ou l'auditeur un plaisir à la fois intellectuel et sensible.
Le terme de « poésie » est l'objet de bien des contresens et de bien des malentendus : « Certains, dit Valéry, se font de la poésie une idée si vague qu'ils prennent ce vague pour l'idée même de la poésie. » Genre méconnu, peu populaire et peu lu, réputé difficile d'accès, la poésie fait en outre l'objet d'un culte étrange qui consiste à respecter son « mystère », à n'en avoir qu'une appréhension sensible, voire sentimentale, et surtout à s'abstenir de tout discours de critique ou d'analyse littéraire.
Nous tenterons malgré tout de donner ici une définition de la poésie, en rejetant d'emblée quelques idées reçues sur le genre.
Dans le langage courant, il n'est pas rare d'associer la poésie à une certaine thématique et d'employer le mot « poésie », et plus encore l'adjectif « poétique », pour indiquer la qualité particulière d'un objet du réel : « un paysage plein de poésie », dit-on parfois, ou encore « nous avons assisté à un spectacle très poétique ». Dans ce sens, le terme désigne la capacité d'une chose, quelle qu'elle soit, à procurer un plaisir d'un genre particulier, souvent doux, romantique, parfois un peu mélancolique, voire mièvre. En réalité, en l'employant de cette façon, on reprend quelques-uns des lieux communs du genre pour en faire, à tort, l'essence même de la poésie. Ainsi un coucher de soleil est-il qualifié de « poétique » ou de « romantique » par un observateur parce que le motif du coucher de soleil est fréquent dans la poésie romantique. Baudelaire rétorquerait à cela que la charogne — d'après le titre de l'un des poèmes des Fleurs du mal — peut être un thème poétique au même titre que le coucher de soleil. Contrairement à l'opinion courante, il n'y a pas, en effet, de thème spécifique à la poésie : elle véhicule la violence et la colère comme la douceur et la mélancolie, et la thématique des poèmes existants recouvre sans doute toute la diversité des expériences et des sentiments humains. Rien de doux, par exemple, dans La nuit remue, d'Henri Michaux, où s'accumulent invectives et menaces à l'égard du lecteur. On ne peut donc définir la poésie en fonction de sa thématique.
Si l'on observe le corpus des œuvres produites depuis les origines du genre, une autre définition possible du terme « poésie » se dégage aisément : la poésie est un genre qui s'écrit en vers, le plus souvent organisés selon des schémas préalablement fixés, que l'on appelle les formes fixes (sonnet, ode, ballade, etc.). La plupart des dictionnaires reprennent d'ailleurs encore cette définition associant la poésie et le vers. Il est vrai qu'historiquement la poésie fut longtemps écrite en vers et que, de ce fait, une majorité des textes relevant du genre sont écrits de cette façon. Cependant, le vers n'est pas caractéristique de la poésie : non seulement parce qu'il existe d'autres genres en vers (le théâtre et les romans médiévaux en vers, par exemple), mais aussi parce que la fin du XIXe siècle et le XXe siècle donnent de nombreux exemples de poésie en prose (Aloysius Bertrand) ou en vers libres (Paul Éluard) ou encore en versets (Paul Claudel).
En outre, le statut même de la poésie comme genre littéraire est remis en question, quand on observe que certains textes relevant d'autres genres littéraires sont parfois dits « poétiques ». Cela arrive dans le cas de récits en prose qui présentent indéniablement des similitudes formelles avec la poésie : certaines pages de Chateaubriand ou de Gracq, par exemple, sont qualifiées de « prose poétique » parce que le travail du texte, par sa nature et sa densité, y est similaire à celui de la poésie. Si ces pages sont lues isolément de leur contexte romanesque, elles restent susceptibles de procurer au lecteur un certain plaisir esthétique, proche de celui que procurent les textes appartenant au genre poétique.
La poésie, plus que tout autre genre, remet donc en question le classement des textes littéraires en grands « genres » : si elle ne peut être définie par des critères thématiques, elle ne saurait l'être non plus par des critères formels.
La poésie est bien davantage une certaine manière de travailler le texte, un art du langage. L'étymologie permet d'ailleurs d'approcher le sens du terme « poésie » : il vient du grec poiein, qui signifie « créer » ou « fabriquer » ; on peut donc tenter de définir la poésie comme une pratique qui utilise le langage (tous les moyens du langage) pour fabriquer un poème comme on fabrique un objet
Signalons, en dernier lieu, qu'on appelle parfois un texte poétique une « poésie » : c'est un emploi impropre, le texte poétique étant un « poème ».
Depuis ses origines, la poésie s'est incarnée dans ce que l'on appelle des formes fixes, qui consistent en une manière rigide d'organiser les mots d'un texte en vers et en strophes. L'ode, par exemple, est une forme fixe héritée de l'Antiquité, tandis que le sonnet, forme fixe d'origine italienne, fut introduit en France par Clément Marot et par les poètes de la Pléiade au XVIe siècle. Parmi les autres formes fixes assez courantes, citons la ballade, le rondeau et le pantoum. Ce dernier est une création de la poésie du XIXe siècle ; il est illustré par le poème « Harmonie du soir », de Baudelaire.
L'usage de ces formes fixes allait de pair avec celui de vers mesurés et rythmés, parmi lesquels l'alexandrin est devenu le plus utilisé de la poésie française.
Les formes fixes et les vers mesurés, souvent imposés par des règles impérieuses, ont été perçus comme des contraintes inutiles par les poètes dès le début du XIXe siècle, et davantage encore après Baudelaire. Des poètes comme Lamartine et Hugo, au XIXe siècle, Apollinaire et Aragon, au XXe siècle, ont préféré de longs enchaînements strophiques, échappant à la contrainte des formes codifiées. Le vers classique ne connut pas un sort meilleur : le XIXe siècle avait vu apparaître le poème en prose, le XXe siècle vit l'abandon du vers mesuré au profit du vers libre et du verset (pratiqué par Claudel).
La poésie moderne, libérée de la contrainte des formes anciennes, s'est donné d'autres lois, mais des lois souples et souvent provisoires, perçues comme des outils de travail, voire comme des jeux. Mais, aujourd'hui comme hier, le poète a recours aux sonorités et aux rythmes pour structurer son texte. Aujourd'hui comme hier, il utilise le langage de façon décalée par rapport à la norme habituelle de la langue.
Il n'est plus question, au XXe siècle, d'imposer ou de s'imposer des contraintes en matière de vocabulaire. La liberté la plus totale règne, et chaque poète choisit sa voie ; certains en changent même à chaque nouveau texte
Pourtant, en poésie, les mots banals peuvent sembler aussi insolites que les mots rares. Après Hugo, qui préconisait en poésie l'emploi des mots les plus courants, Paul Claudel recommande, dans Cinq Grandes Odes, l'emploi d'un vocabulaire ordinaire : « Les mots que j'emploie, ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont point les mêmes ! / Vous ne trouverez point de rimes dans mes vers ni aucun sortilège. Ce sont vos phrases mêmes. […] / Ces fleurs sont vos fleurs et vous dites que vous ne les reconnaissez pas ! »
Pour compenser l'absence de la rime — définie comme le retour du même son à la fin d'un vers —, la poésie moderne a trouvé d'autres façons de créer une identité sonore entre différents mots. Ce phénomène est fondamental en poésie : non seulement il structure le poème, mais il crée une certaine harmonie auditive (et, dans une moindre mesure, graphique) ; cette harmonie des sons est naturellement primordiale dans un texte destiné à être lu. Les comptines de l'enfance poussent ce jeu sonore jusqu'à l'extrême : une comptine comme « am stram gram pic et pic et colegram » révèle la saturation du texte par une assonance en « a ». Mais les poèmes les plus « intellectuels » y ont également recours. L'harmonie sonore est une chose, l'expressivité en est une autre : la répétition du même son est le plus souvent belle et signifiante à la fois. C'est là un niveau de sens que possède la poésie mais que n'a pas la prose.
Créer du sens avec les sons ; C'est précisément le travail du poète de concilier et d'harmoniser les sonorités avec la signification qu'il veut donner à son poème.